"Je ne pense pas vouloir encore appartenir à ce cirque" - Les mots durs de Jean Touitou à propos de l'industrie de la mode
Le fondateur d’A.P.C. critique notamment “le système du cyber-mercantilisme”.
Jean Touitou est du genre à dire ce qu’il pense. Alors quand le fondateur d’A.P.C. répond aux questions de Business of Fashion au sujet de l’impact du coronavirus sur l’industrie de la mode, il ne mâche pas ses mots. Des mots qui sonnent comme une critique acerbe de ce que le milieu est devenu, comme un espoir aussi d’un changement profond pour l’après-crise, à l’instar des designers que nous avions récemment interrogés sur le sujet.
Touitou peut parler haut et fort, il fut l’un des premiers à prendre la pleine mesure de la crise. Le premier – avec agnès b. – à annuler son show à la dernière Fashion Week parisienne, estimant alors ne pouvoir tenir la “fête” d’un défilé, “moment d’insouciance et de communion, devant les incertitudes à la propagation du coronavirus“. Il regrette que d’autres aient minimisé la gravité de la situation. “La mode, c’est comme la Corée du Nord en matière de communication. Un jour, la vérité sera dite“, attaque-t-il. En attendant, il espère grandement que la mode réfléchira à ses Fashion Weeks. “Depuis dix ans, les gens disent que ça doit cesser. Quand vous regardez les visages des gens au premier rang lors des défilés, on dirait que tout le monde est sur le point de vomir. Ils sont épuisés. ‘Oh non, pas encore’. (…) Je trouve que des choses excitantes se produisent, mais il y en a tout simplement trop“, résume-t-il, critiquant ce qu’il appelle “le système du cyber-mercantilisme“.
“Ils ont tous franchi la ligne rouge”
“Le problème n’est pas tant le volume, c’est la marge de profits. Comme cette chanson de Jimi Hendrix, ‘If Six Was Nine’. Si quelque chose vous coûte un, vous le vendez pour 6, et vous pouvez payer tous vos salaires, votre loyer, tout, et à la fin de l’année, vous pourriez avoir un petit bénéfice. Mais l’industrie ne veut pas 6, elle recherche à faire 9. C’est là qu’ils veulent aller. Alors ils font les prints dans tel pays, la finition dans tel autre pays pour économiser quelques centimes. Il y a trop de marchandises qui font le tour du monde comme des fous, à la recherche de plus gros profits. Ce n’est pas une théorie marxiste ici. Mais il devrait y avoir un montant d’argent raisonnable qui peut être toléré, après lequel il y aurait une ligne rouge. Et ils ont tous franchi la ligne rouge“, déclare-t-il, espérant qu’on sortira du système après la crise, “que l’humanité sera assez sage pour penser : ‘ça faisait partie de notre histoire, nous avons fait quelque chose de mal’” et arguant un retour “à la bonne mesure, comme dans cette chanson des Beatles, ‘tu prends du rhythm and blues avec un peu de rock and roll à côté, juste pour la bonne mesure’. C’est l’extra extra extra qui nous a tués“.
Lui partage déjà des pistes pour retrouver cette juste mesure. “Voyageons moins, réduisons tout ce que nous faisons“. Et “défilons moins” aussi, du moins pour sa part : “Mon idéal serait une Fashion Week par an. Je ne pense pas vouloir encore appartenir au cirque. J’ai une certaine amertume, je dois dire – les gens disent ‘continuez à danser’ quand le bateau coule – mais si je déteste le cirque, je ne déteste pas les défilés de mode. Ils me font planer. J’adore préparer les looks avec Judith et Suzanne [Koller, styliste A.P.C.]. Alors peut-être que nous ne ferons pas de défilés, mais nous allons faire le look d’un défilé, car nous devons nous-mêmes rêver de mode. Nous allons donc terminer la collection et l’emmener ailleurs, peut-être une fois tous les deux ans, créer un nouveau format autour du calendrier“. S’il croit toujours en la mode, parce que “le désir ne peut pas disparaître“, Jean Touitou la rêve différente. Reste à savoir ce qu’il en sera, dans les semaines et les mois à venir.
Et pour aller plus loin, retrouvez notre discussion avec 5 marques françaises qui se confient sur l’impact du coronavirus, entre craintes, pertes et espoir.